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La souche transfigurée

"Tout le malheur des plasticiens vient de ce qu’ils ne peuvent tourner paisiblement autour d’une souche. Alexandra Vassilikian, passant par une forêt bavaroise et reculée, a croisé, dans une clairière minuscule, une énorme souche aux formes profuses. Elle y est alors revenue jour après jour, saison après saison, et elle a tourné autour, a photographié, dessiné et peint sous tous les angles sa souche – c’était devenu la sienne, comme un paysage lointain dont on permet la contemplation à partir d’une ouverture de son propre jardin devient, pour les Japonais, un paysage emprunté. Elle avait emprunté la souche.
Cette sorte de nature morte, naturelle et trépassée, pousse à l’interprétation fantaisiste. Si j’avais le mauvais goût d’attribuer des états d’âme aux choses, je dirais que cette souche est, selon les jours, éplorée (toutes racines pendant lamentablement), affolée (le fouillis racinien hirsute et comme inquiet), délurée (indifférente au regardeur), une autre fois abandonnée (posée là sans façons, dédaignée, comme un vieux parasol). Mais non, la souche est là dans sa soucheté, saisie par Alexandra Vassilikian comme la chaise de Van Gogh l’était dans sa chaiseté.
Ce morceau de nature rude – primitif, massif, autosuffisant, silencieux – n’est cependant pas inerte. Les saisons remplissant leur office, la souche évolue insensiblement, change en surface et, réalisant son destin de matière organique, elle va vers la dilution : la nature morte est encore mortelle. Quel effet produit la série de photos qui la saisissent à partir d’un point de vue se déplaçant parfois imperceptiblement ? Il me semble que d’être immobile comme une souche, la souche accentue l’idée de mobilité de l’être qui l’observe : par un curieux effet de retour, c’est la nature aléatoire et inconstante du regardeur qui nous frappe.
Ces diverses saisies renouvelant la vision, soudain on se rappelle deux choses capitales : d’abord, que si l’on s’arrête, c’est-à-dire si l’on ralentit le rythme des perceptions, on commence à voir ; ensuite que la profusion peut naître d’un objet unique – c’est notre regard, parti à la rencontre du donné, qui en fait jaillir l’éclatante richesse.
Par un travail qui s’apparente à une série de subtiles métamorphoses (celles de l’objet et celles du regard), Alexandra Vassilikian nous conduit à un état d’attention silencieuse extrême. Alors nous jouissons de sa souche, absolument autonome, absolument détachée, absolument suffisante, absolument transfigurée et jubilatoire."

Belinda CANNONE